Le Jour de l’An de Job Ar Chord… !!!

Job ar Chord avait souvent été pris de court pendant sa vie de pauvre diable, mais jamais autant que cette année-là.

Lui, sa femme et ses cinq enfants vivotaient sur une vache, deux cochons et trois champs. Ils n’étaient pas les plus mal lotis sur La Palud*. Mais voilà que la vache était morte sans crier gare à la fin de novembre. Elle avait dû vouloir se purger elle-même avec certaines herbes qui poussent autour des étangs d’eau saumâtre. Les vaches, vous savez… !

Il avait fallu vendre les deux cochons au galop pour payer quelques dettes ici et là. On ne fait plus crédit à quelqu’un qui n’a même plus de vache. Depuis, on vivait surtout de pommes de terre sèches et de bouillie d’avoine. Le jour de Noël, la mère était tombée malade sur son lit. La peau des enfants prenait la couleur du trognon des choux. Job était descendu avec eux sur la grève, à la recherche de coquillages maigres, comme faisaient ses premiers ancêtres. La mer était trop forte pour qu’il pût tenter la moindre pêche avec les pauvres engins qu’il avait ! Pendant qu’il bêchait le sable et retournait les galets, le pauvre homme se rappela que son propre père avait cherché l’aumône à plusieurs reprises, au début de sa vie, quand la misère était trop forte sur La Palud*. Eh bien quoi ! Il n’y a pas de honte. L’aumône se paie d’un pater et c’est toujours bien payé. On ne doit plus rien à personne. Pendant la dernière nuit de l’an, Job ar Chord prit sa décision.
Il irait mendier pour nourrir ses petits. Sans bruit, il sortit de son grabat et passa la porte. Les vents déchaînés balayaient La Palud sans réussir à troubler aucunement la noirceur du ciel. Job prit la direction du Nord-Est, là où se trouvent les riches bourgs.

Il ne voulait pas tendre la main dans sa paroisse, s’il était possible de faire autrement. Comme il avait toujours eu le respect de lui-même et des autres, il avait revêtu ses meilleures braies* et le chupenn* de ses noces qui était aussi celui des noces de son père. On verrait bien qu’il était pauvre, et même pauvre-à-tuer, mais de bonne race.
Il ne désirait pas faire pitié aux gens. Il leur expliquerait seulement ses malheurs du moment. S’il pouvait venir à bout, avec leur assistance, d’acheter une autre vache, il ne serait pas long à relever le dos. Les gens comprendraient.
L’aube se levait à peine quand Job ar Chord atteignit les premières maisons d’un grand bourg. Dans son désert de La Palud*, il en avait entendu parler. On disait qu’il y avait là un notaire, un médecin et trois gendarmes, ce qui montrait bien que les gens avaient la bourse garnie. Job n’avait jamais eu affaire à aucune de ces grosses têtes et il espérait bien pouvoir se passer d’eux pendant toute sa vie. On disait aussi que les bourgeois de ce pays-là n’étaient pas des plus mauvais et que même certains d’entre eux pouvaient passer pour de bons chrétiens. Mais comment trouver les chrétiens en question parmi les moins mauvais des autres ? L’homme de La Palud* avala une gorgée de salive pour se donner du courage. Alors, il s’aperçut qu’il avait grand’ faim et que ses genoux étaient faibles sous lui. Il lui fallait frapper tout de suite à une porte s’il ne voulait pas tomber sur la route. Il s’approcha d’une grande maison où il voyait de la lumière. Juste à ce moment éclatèrent des rires et des bruits de sabots pressés. Apparut une troupe d’enfants qui se précipitèrent à genoux sur le seuil et se mirent aussitôt à débiter leurs souhaits en chœur et d’une voix claire :

« Une bonne année aux gens de la maison, beaucoup d’avantages, une longue vie et le Paradis à la fin ».

La porte s’ouvrit, une femme distribua des pièces de monnaie, on entendit merci sur tous les tons et les enfants coururent plus loin. Alors, la femme avisa Job, immobile à deux pas d’elle.

– « Bonne année à vous », parvint à dire l’homme.
– « Et autant pour vous, » répondit-elle. « Je ne vous connais pas, mais entrez donc puisque vous êtes là. Il y a du monde plein la maison, vous ne serez pas de trop ».

Ils étaient quatre hommes, assis au bas bout de la table devant une bouteille d’eau de vie fraîchement débouchée pour le jour de l’An. Au haut bout, trois enfants avalaient leur soupe au café dans des écuelles brunes. Entre les petits et les grands, un pain de six livres et une motte de beurre sur son assiette. À la vue de tout cela, le pauvre Job crut s’évanouir. Il n’entendait que bonne année par toute la maison. On lui mit un verre en main, on lui versa une forte rasade d’eau de vie. À votre santé ! Il vit les verres se lever, il but le sien d’un seul trait, la tête perdue. Le breuvage lui brûla la gorge tout du long et lui mit le feu à l’estomac. Il eut encore le temps de voir tourner le pain et le beurre devant ses yeux avant d’entendre son front sonner sur la terre battue.Quand il revint à lui, péniblement, il était couché sous le bas bout de la table, tout du long de son corps. Des voix lui parvenaient de haut et de loin :

– « Cet homme est ivre-mort… »
– « Vous croyez ? »
– « Comment a-t’ il fait de si bonne heure ? »
– « Tiens ! Il a dû passer tout
e la nuit en ribote »
‑ « C’est une honte »
‑ « Vous êtes trop bonne, Marie-Jeanne, offrir le coup du premier de l’an à un fumier pareil ! »
‑ « Je n’ai pas vu qu’il était pris de boisson, que voulez-vous ! Il avait bonne apparence »
‑ « Oui, mais regardez comme il est maigre. Il y en a qui enflent à force de boire, d’autres qui se dessèchent comme celui-ci. »
‑ « C’est terrible ! »
‑ « Cela vous apprendra, ma femme, à ouvrir votre porte à n’importe qui. »
‑ « Mais qui diable est-il ? Je ne l’ai jamais vu. »
‑ « Il n’est pas vieux et pourtant il porte encore de grandes braies. »
‑ « Et un
chupenn* à l’ancienne mode. »
‑ « Comment voulez-vous qu’il s’habille à la nouvelle s’il boit son bien dans les auberges. »
‑ « Tant pis pour lui. Je ne vais pas le garder ici. Aidez-moi à le transporter de l’autre côté de la route. On l’appuiera contre l’herbe du talus. Le temps est doux. Quand il aura repris son corps et sa tête, je parie qu’il taillera la route sans dire au revoir à la compagnie. »

Les quatre gaillards soulevèrent Job sans trop de ménagements et ils firent ce qu’ils avaient dit. Voilà le pauvre diable sous le ciel, accoté au talus d’en face. Il y a plus de pierres que d’herbe dans son dos. Autour de lui, des enfants piaillent en le montrant du doigt. Un homme saoul, venez voir ! Des femmes s’arrêtent pour prendre la Vierge Marie à témoin de l’indignité de certaines gens.

Comment pourraient-elles savoir que le misérable est tombé parce qu’un sac vide ne tient pas debout ! Il y a trop longtemps qu’il jeûne malgré lui. La rasade d’eau-de-vie a suffi pour l’assommer net. Comment pourraient-elles savoir qu’il n’en a jamais bu la moindre goutte ! Il ne connaît que la piquette d’avoine. Il voudrait mourir là où il est, s’enfoncer dans le sol sous le fardeau de honte qui l’accable. Mais un ivrogne s’approche de lui, un vrai, compatissant à des malheurs qu’il connait bien. C’est un ivrogne bien nourri. Il n’est pas long à remettre Job debout. Il le soutient, il l’encourage. Rentrez chez vous, petit frère ! Et le gars de La Palud* retrouve un peu ses jambes. Dans un concert de rires et de lamentations, il entreprend de traverser le bourg sans savoir où il va. Il ne veut pas le savoir. Il ne sait pas non plus que trois de ses enfants sont à sa recherche.

Quand il a quitté furtivement la masure de La Palud*, sa femme ne dormait pas. En voyant son manège, elle a été prise d’une folle inquiétude. Job allait-il les abandonner ou se détruire lui-même ? Elle a cogné au plafond du bout de son balai. Les trois aînés qui dormaient au grenier sont descendus. 

-« Le père est parti, dit-elle. Courez après lui, voyez où il va, mais ne vous faites pas voir. Allez vite ! »

Les enfants ont compris. Mais le père avait de l’avance et il marchait mieux qu’eux. Comment faisaient-ils pour suivre sa trace dans la nuit ? Ils se guidaient sur les aboiements des chiens qui saluaient le passage de Job devant les fermes. À la fin pourtant, ils s’égarèrent plusieurs fois. Quand ils arrivèrent dans le riche bourg, le soleil était déjà haut. Hâves, aveuglés de fatigue, déguenillés, crottés jusqu’aux yeux pour s’être affalés dans la boue des chemins, les trois petits se présentèrent juste à la maison où Job avait trouvé sa détresse.

« Bonne année ! Vous n’avez pas vu notre père ? »
‑ « Comment est-il fait ? »
‑ « Petit et maigre. Il a de grandes braies, un
chupenn* bleu et un chapeau court. »
‑ « Vierge Marie, » dit la femme. « Il est passé par ici. Entrez donc ! Vous allez manger un morceau pendant que je vais demander par où il est parti ».
Et elle courut chez les voisins
‑ « Vous savez, l’ivrogne qui était là, ce matin ! Il y a trois de ses enfants qui le cherchent. On voit bien sur eux qu’ils ne mangent pas à leur faim, les pauvres anges. Ils font pitié »
‑ « Envoyez-les chez nous, dirent les autres. Nous leur donnerons quelque chose. C’est une si grande malchance pour des petits d’avoir un père qui boit. Et c’est le jour de l’an ! »

Bref, les enfants furent gavés de nourriture à travers tout le riche bourg. Ils se croyaient arrivés au Paradis. On leur mit toutes sortes de mangeailles dans des sacoches de toile. On leur chargea les poches de pièces de bronze et de pièces d’argent. Les femmes pleuraient de pitié, les hommes étaient attendris par les libations de la bonne année. À force d’aller d’une maison à l’autre, les pauvrets finirent par retrouver leur père qui dormait sous le porche de l’église, veillé par les statues des apôtres. Quand il ouvrit les yeux, le pauvre Job ar Chord vit ses enfants qui lui souriaient, la bouche grasse, tout rouges de s’être rassasiés jusqu’au nœud de la gorge.
Sur le banc de pierre, à côté de lui, il y avait un tas de pièces blanches. Le prix d’une vache à la foire de Pont‑Croix !

Pierre Jakez Hélias

*Ce lieu-dit de La Palud trouve maintenant intégré à la commune de Goulven dans le Finistère !

*Braies – Pantalons

*Chuppen = Veston

Auteur/autrice : ZAZA-RAMBETTE

Une bête à corne née un 13 AVRIL 1952 Maman et Mère-Grand...! Vous trouverez ici : humour de bon matin, sagas historiques sur ma Bretagne, des contes et légendes, des nouvelles et poèmes, de très belles photographies de paysages et d’animaux, de la musique (une petite préférence pour la musique celte), des articles culturels, et de temps en temps quelques coups de gueules...! Tous droits réservés ©

26 réflexions sur « Le Jour de l’An de Job Ar Chord… !!! »

  1. Ben dis donc quelle histoire… Comme quoi cuité malgré lui on eut pitié de ses enfants à sa recherche… et l’histoire finit bien, ainsi ;-) Merci Zaza et douce soirée du 31… bises

  2. Me voilà embarquée dans ce récit plein de vie, de verve et de chouettes possibilités!
    Plaisir de lecture au creux de la nuit, charme d’une histoire qui offre de belles réjouissances, atmosphères que j’aime ressentir en imaginant la voix d’une conteuse…
    Un grand merci ma Zaza, avec une myriade de gros bisous d’amitié et en te souhaitant, ainsi qu’à ceux que tu aimes une belle dernière journée de l’année et un délicieux réveillon…
    Cendrine

  3. L’amour des siens est plus précieux que la richesse. J’interromps ma pause commentaires pour te souhaiter une bonne et heureuse année 2019 pleine de petites joiescaffectives et sensitive et qui voit la réalisation de tes désirs les plus chers.

  4. ..la fin de ton histoire nous rassure, comme quoi, une famille unie peut faire face à l’adversité!
    Bonne fin d’année 2018 et vive 2019.
    Qu’elle te soit heureuse, en santé, petites et grandes joies!
    Bisous de Mireille du sablon

  5. là ou il y a profondeur en sentiments …
    Merci pour ce moment lecture
    Bonne fin d’année
    Que 2019 soit moins turbulente
    Pour le reste chacun fait avec ce qu’il peut …
    Mais le bonheur ne demande pas grand chose seulement savoir et avoir envie d’aimer !
    Bisous

  6. Bonjour Zaza
    Je n’ai pas le temps de lire, je file au boulot , je repasserai
    te souhaiter une bonne année dès le 1er janvier
    Passe un bon réveillon en famille , à bientôt, bises

  7. Bonjour Zaza,
    Voilà une bien belle histoire bretonne « bien contée  »
    Meilleurs voeux pour cette nouvelle année 2019
    Amitiés

  8. ça, c’est une belle histoire, avec la pauvreté qui exaspère et un excellent quiproquo qui, heureusement, tourne à une fin heureuse. Comme je te souhaite une excellente fin d’année ! Chris

  9. Bonjour,

    Eh bien, quel jour de l’An pour cet homme ! On ne voyait pas comment ça pouvait bien finir… et pourtant ! Ce doit être la magie des fêtes.

    Je te souhaite un bon bout d’an.

    Bises.

  10. Bonsoir,
    un beau conte de fin d’année, c’est vrai que les temps sont bien difficile pour ceux qui n’ont rien.
    Bonne fin d’année et bon réveillon.
    Rendez-vous en 2019.
    Bises

  11. Belle histoire et aujourd’hui je te dis, ma zaza ♥ :
    Tout de bon pour toi et tous ceux que tu aimes.
    Pour cette année 2019 !
    Surtout la Santé !
    Bonheur et Paix.
    ♥ Avec toute mon amitié ♥
    dom

  12. Tous mes vœux les meilleurs 2019, Zaza. Et surtout, la santé !
    Ma vue vacille et m’a tenue un peu éloignée des blogs-amis. Cependant, chaque fois que possible, je me suis régalée ici des contes et des blagounettes.
    Gros bisous

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